Évangile du 20 février

Lectio Divina du Dimanche 20 février 2022 : 7e ordinaire (C)

Evangile de Jésus Christ selon st Luc (Lc 6, 27-38)

En ce temps-là, Jésus déclarait à ses disciples :27 je vous le dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent.
28 Souhaitez du bien à ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient.
29 À celui qui te frappe sur une joue, présente l’autre joue. À celui qui te prend ton manteau, ne refuse pas ta tunique.
30 Donne à quiconque te demande, et à qui prend ton bien, ne le réclame pas.
31 Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux.
32 Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance méritez-vous ? Même les pécheurs aiment ceux qui les aiment.
33 Si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle reconnaissance méritez-vous ? Même les pécheurs en font autant.
34 Si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir en retour, quelle reconnaissance méritez-vous ? Même les pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu’on leur rende l’équivalent.
35 Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car lui, il est bon pour les ingrats et les méchants.
36 Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux.
37 Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. Pardonnez, et vous serez pardonnés.
38 Donnez, et l’on vous donnera : c’est une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, qui sera versée dans le pan de votre vêtement ; car la mesure dont vous vous servez pour les autres servira de mesure aussi pour vous. »

Lecture ligne à ligne

En ce temps-là, Jésus déclarait à ses disciples :27 je vous le dis, à vous qui m’écoutez :

Le début de cet évangile est un peu emphatique « je vous le dis à vous qui m’écoutez » ! Mais il faut se remettre dans le contexte : ces paroles suivent immédiatement les quatre béatitudes et les quatre malédictions que nous avons entendues dimanche dernier. Nous sommes dans l’évangile de st Luc au cœur de ce qui est parallèle au sermon sur la montagne de l’Evangile de saint Mathieu. Autrement dit, nous sommes dans ce discours qui permet à Jésus de livrer son message dans ce qu’il a de plus essentiel : l’Amour de Dieu pour les hommes et la capacité de l’homme à recevoir la grâce de Dieu qui sanctifie, qui vivifie, qui divinise… Ce discours n’est pas seulement un discours de morale sur la manière dont nous devons agir ; ce discours établit la relation que Dieu veut avoir avec ses créatures qu’Il aime et veut sauver. Il ne s’agit donc pas d’un code de conduite mais d’un itinéraire vers le ciel !
C’est pour cela que le Christ s’adresse à ceux qui l’écoutent et donc qui ont confiance, qui ont foi en Lui.

Et nous ? Quelle est notre foi ? Comment écoutons-nous la Parole ? Avec foi comme une Parole vivante et divine, avec curiosité et intérêt comme une sagesse ? Ou bien simplement comme un texte de référence ? un texte ancien ? ou simplement un texte… ?

Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent.

Le caractère paradoxal de cette demande est dans la droite ligne des étonnantes béatitudes ou malédictions :
21 Heureux, vous qui avez faim maintenant (…). Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez. (Lc 6, 21)
Et surtout :
22 Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous excluent… (Lc 6, 22)
Les béatitudes montraient Dieu à l’œuvre de manière paradoxale, faisant le bonheur de ceux qui semblent dans le malheur sur cette terre : ceux qui ont faim, qui pleurent ou sont maltraités.
Le commandement donné ici nous invite à agir nous aussi dans le paradoxe : les premiers à être aimés sont les ennemis ; ceux qui haïssent sont les premiers bénéficiaires du bien que nous faisons.
Si ce commandement arrive ici, c’est donc sans doute pour que nous puissions d’abord nous laisser enseigner et inspirer par Dieu qui tire d’un mal un bien et qu’ensuite nous regardions, avec un regard de foi, même ceux qui nous font du mal ; ils sont par la grâce de Dieu pour nous une occasion de faire le bien.

Alors ? Pouvons-nous seulement découvrir nos ennemis ? Il ne s’agit pas seulement de personnes qui nous combattent ou nous veulent du mal. Peut-être n’y a-t-il personne qui corresponde à une telle description… Mais il s’agit de toute personne dont la présence ou même l’évocation nous gêne, nous agace ou en tout cas, agit suffisamment sur notre paix intérieure pour que nous ne puissions plus mobiliser toutes nos énergies à faire le bien.
Quand nous identifions ces personnes, que souvent, nous cherchons à éviter ou dont nous dénions l’importance (négative) dans nos vies, nous pouvons commencer le travail auquel le Seigneur nous invite : remplacer cette gêne, cet agacement ou cette agitation intérieure par de l’amour, de la bienveillance, du respect et le désir de leur faire du bien. Cela ne sera possible qu’avec la grâce de Dieu.

28 Souhaitez du bien à ceux qui vous maudissent,

Si cette injonction est bien dans la ligne des deux précédentes, elle nous tourne encore plus vers l’exemple du Christ qui l’a vécu concrètement. En effet, on trouve dans le livre du deutéronome :
22 Lorsqu’un homme ayant commis une faute passible de mort a été condamné à mort et pendu à un arbre,
23 on ne laissera pas son cadavre sur l’arbre durant la nuit. Tu devras le mettre au tombeau le jour même, car un pendu est une malédiction de Dieu. (Dt 21, 22-23)
En choisissant de demander aux Romains d’exécuter le Christ, par crucifixion donc, et en ne le mettant pas eux-mêmes à mort, cela aurait été par lapidation comme le peuple voulait le faire à Nazareth, les chefs des prêtres en font donc une malédiction, ils le maudissent. Et sur la Croix, Jésus intercède pour eux :
« Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Lc 23, 34)
Demander, souhaiter le pardon de Dieu pour quelqu’un, n’est-ce pas lui vouloir du bien ? Ainsi Jésus est bien de ceux qui souhaitent du bien à ceux qui le maudissent !

Et nous ? Nous ne parlons plus ici d’ennemis mais de personne contre qui nous avons de la rancune ou de la rancœur. Il s’agit peut être simplement de blessures anciennes ou de souvenirs douloureux… Même si cela ne semble pas avoir beaucoup de retentissement dans notre vie quotidienne, le Seigneur nous redit l’importance de ne pas garder cette amertume qui est si mortifère. Saurons-nous pardonner, même les vieilles querelles ?

priez pour ceux qui vous calomnient.

Là encore, nous suivons l’exemple de Jésus. Chacun connaît bien l’épisode du reniement de Pierre (Cf. Mt 26 69-75) ; pourtant Jésus lui dit :
j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères.” (Lc 22, 32)
Simon a mal parlé mais Jésus prie pour Lui.

Et nous ? où en sommes-nous de l’intercession pour ceux que nous aimons moins ? La prière est toujours possible : la réconciliation nécessite une volonté des deux parties ; le pardon nécessite la force de Dieu et sa grâce, mais la prière pour ceux que nous aimons le moins ne nécessite rien d’autre qu’un cœur bienveillant et un peu de temps. S’il ne veut pas se réconcilier, je peux tout de même prier pour lui. Si je n’arrive pas à pardonner, si je n’arrive pas à participer à son bonheur, je peux toujours demander à Dieu de faire ce que moi je suis incapable de faire. C’est le premier niveau de l’amour, celui où nous sommes incapables de ne rien faire mais où nous veillons à ce qu’un autre fasse, l’Autre, celui qui aime même mes ennemis, Dieu.

29 À celui qui te frappe sur une joue, présente l’autre joue. À celui qui te prend ton manteau, ne refuse pas ta tunique.

Là encore, cela évoque directement la Passion du Seigneur :
67 Alors ils lui crachèrent au visage et le giflèrent ; d’autres le rouèrent de coups (Mt 26, 67)
Ou encore
Ils prirent ses habits ; ils en firent quatre parts, une pour chaque soldat. Ils prirent aussi la tunique ; c’était une tunique sans couture, tissée tout d’une pièce de haut en bas. (Jn 19, 23)
Le Seigneur subit tout ce dont il parle, Il ne nous donne pas de commandements insurmontables, mais il nous ordonne de faire ce qu’Il va faire lui-même.
Là encore, nous voyons que ce discours, malgré la forme qu’il revêt et les commandements qu’il égrène, n’est pas tant un code de bonne conduite qu’une invitation à suivre et à imiter le Christ jusque dans sa Passion pour avoir part avec Lui à la Résurrection. Nous ne sommes pas dans la morale mais bien au-delà dans l’annonce du Salut et l’invitation à participer à la création nouvelle.

Alors ? Avons-nous vraiment ce désir d’un monde nouveau, d’une terre nouvelle, d’une humanité réconciliée ? La surenchère qu’utilise ici Jésus ne doit pas être prise au pied de la lettre mais elle doit nous interroger : que sommes-nous prêts à faire, à offrir ou à risquer pour que le monde devienne meilleur, pour que nos frères reçoivent la Bonne Nouvelle, pour qu’ils puissent y adhérer ? Car ne nous y trompons pas, le Seigneur ici nous demande de devenir des témoins de cette nouvelle alliance, de cette humanité nouvelle, vivant un amour plein et entier, un amour universel et éternel. La question n’est pas tant de la joue ou de la tunique, la question est : ”y a-t-il quelque chose que je refuserais de donner, même pour le salut et la conversion d’un frère ?

30 Donne à quiconque te demande, et à qui prend ton bien, ne le réclame pas.

On peut dans un premier temps être étonné de cette demande qui semble aller contre la justice : ce n’est pas à celui qui a besoin mais à celui qui demande, et on doit se laisser dépouiller, voler !
Le fait est que Jésus dans sa passion ait vécu cela : on le dépouille de ses vêtements et il répond à Caïphe qui veut le condamner, à Hérode qui veut voir des miracles, à Pilate l’étranger, le païen, le lâche qui le livre pour être tranquille… un silence éloquent sur son offrande de soi et son refus de toute violence.
Mais ce n’est pas tout, Jésus a invité ceux qu’il a rencontrés à tout donner : le jeune homme riche ou Zachée… même l’exemple de la pauvre veuve faisant son offrande au Temple illustre cela : elle n’a rien, on lui demande son obole, elle donne même le peu qu’elle a !
Cela ne signifie pas qu’on doit tolérer ou accepter l’injustice : Jésus demande des comptes au serviteur qui le gifle :
« Si j’ai mal parlé, montre ce que j’ai dit de mal ? Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » (Jn 18, 23)
Cela signifie qu’on doit opposer la justice à l’injustice. La justice est divine, elle ne se contente pas d’égalité ou même d’équité, elle est recherche du bien pour tous, y compris pour le malfaiteur à qui nos bonnes actions donnent une raison de se convertir. Voilà qui renvoie bien à tous les commandements commentés jusqu’ici.
Quant à nos propres droits, l’exemple du jeune homme riche nous montre comment nous devons les concevoir :
« Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi. » (Mt 19, 21)
Ce que nous avons nous est confié par Dieu pour faire du bien et notamment aux plus pauvres. Quant à nous, suivre le Christ et être avec lui devrait nous suffire…

Et nous ? pouvons-nous faire le bilan de ce que nous avons et de la façon dont l’utilisons ? Comment usons-nous de nos biens pour faire le Bien ? A quoi sommes-nous attachés et pouvons-nous nous détacher au point de répéter « Dieu seul suffit » et de vivre de cette conviction ?

31 Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux.

Voici un retournement du discours : jusque là, le Christ mettait en opposition les ennemis, ceux qui maudissent, ceux qui volent ou réclament et ceux qui aiment, bénissent ou donnent. Maintenant, il invite à regarder vers soi : mesurez le bien qui vous est fait, le bien auquel vous aspirez et prenez vos désirs comme base de votre action.
On appelle souvent cette formule « la règle d’or » qui régit nos rapports avec les autres. Elle nous renvoie bien sûr au grand commandement :
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ton intelligence, et ton prochain comme toi-même. » (Lc 10, 27)
Le « comme toi-même » final est bien traduit par la phrase de Jésus que nous lisons en ce moment. Et l’invitation « faites-le pour eux » renvoie aussi à l’amour du prochain. Ainsi la référence à la passion glisse maintenant vers celle au grand commandement ou aux deux premiers commandements qui sont semblables et dont Jésus dit :
40 De ces deux commandements dépend toute la Loi, ainsi que les Prophètes.  (Mt 22, 40)
Amour commandés et amour vécus dans le Christ ne font qu’un, et nous savons ce que le Seigneur attend de nous.

Et nous ? Quelle place faisons-nous à ces deux commandements ?
Comment aimons-nous le Seigneur Dieu ? De tout notre cœur (émotion, sentiment, vie intérieure…) ? de toute notre âme (décision et choix, projet et construction, recherche, don et oubli de soi…) ? de toute nos forces (mise à disposition de notre temps, de notre énergie, de nos compétences…) ?
Et comment nous aimons-nous (découverte de notre valeur aux yeux de Dieu et de nos frères, respect pour nos dons et nos grâces, désirs de donner le meilleur de nous-mêmes…) ?
Est-ce que ces deux amours nous amènent à un amour sincère de nos frères (bienveillance et bonté, respect et désir de les accompagner, les aider et leur permettre de réussir dans leurs projets, dans leur vie) ?

32 Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance méritez-vous ? Même les pécheurs aiment ceux qui les aiment.

Voici une nouvelle opposition ou plutôt un nouveau contraste que Jésus établit. Après avoir opposé au mauvais, après nous avoir tournés vers nos justes aspirations, Jésus oppose ses disciples aux autres hommes. Tous les hommes sont pécheurs : si donc nous faisons comme tous les hommes, nous faisons comme les pécheurs, nous demeurons pécheurs ! Le disciple de Jésus ne peut donc se comporter simplement comme les autres hommes, même dans ce qu’ils ont de meilleur. Un disciple va au-delà car il n’aime pas seulement à la manière des hommes mais à la manière de Dieu.
Or le modèle des hommes présenté ici par Jésus est celui de la réciprocité et l’égalité ou l’équité. Le disciple doit dépasser cela, il doit opposer la gratuité à la réciprocité, la générosité à l’égalité. Ainsi on retrouve dans d’autres conseils du Seigneur :
Vous avez reçu gratuitement : donnez gratuitement. (Mt 10, 8)

Et nous ? Notre amour est-il généreux ? est-il gratuit ? Savons-nous donner sans arrière-pensées, savons-nous aimer simplement pour l’autre, pour son bonheur, sans intérêts personnels ?

33 Si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle reconnaissance méritez-vous ? Même les pêcheurs en font autant.

Après l’amour, vient le temps du service, faire du bien. La logique est la même, il faut aller au-delà de la réciprocité pour se faire serviteur. Voici qui nous renvoie à la dernière cène :
14 Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres.
15 C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous.
16 Amen, amen, je vous le dis : un serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni un envoyé plus grand que celui qui l’envoie.
17 Sachant cela, heureux êtes-vous, si vous le faites. (Jn 13, 14-17)
Et encore :
il leur dit : « Les rois des nations les commandent en maîtres, et ceux qui exercent le pouvoir sur elles se font appeler bienfaiteurs.
26 Pour vous, rien de tel ! Au contraire, que le plus grand d’entre vous devienne comme le plus jeune, et le chef, comme celui qui sert.
27 Quel est en effet le plus grand : celui qui est à table, ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Eh bien moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert. (Lc 22, 25-27)

Et nous ? Comment rendons-nous service ? Par calcul ? contraints et forcés ? le moins possible ? ou bien de bon cœur, autant qu’il est possible et nécessaire, spontanément et de manière désintéressée ?
Qu’attendons-nous des autres ? Sommes-nous du genre à exiger ou revendiquer ? nous drapons-nous facilement du manteau de la justice pour réclamer d’eux services et assistance ? Ou bien accueillons-nous seulement avec bienveillance et reconnaissance ce qu’ils veulent bien nous donner sans réclamer quoique ce soit ?

34 Si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir en retour, quelle reconnaissance méritez-vous ? Même les pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu’on leur rende l’équivalent.

Et une troisième fois dans la même logique mais cette fois-ci à propos d’argent, Jésus continue son idée. Il va sur des choses de plus en plus futiles : amour, service et argent, mais dans les petites comme dans les grandes chose, le disciple doit toujours dépasser la logique humaine pour imiter son Dieu.
Pour voir ici ce que cela signifie, il faudrait sans doute aller comprendre la conclusion de la surprenante parabole de l’intendant malhonnête :
Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête, afin que, le jour où il ne sera plus là, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles. (Lc 16, 9)
L’argent est malhonnête non pas dans la façon dont il a été gagné mais dans sa tendance à vouloir devenir le maître alors qu’il ne doit être qu’un serviteur. Mais bien utilisé, il devient un moyen de se faire des amis, ce que Jésus nous recommande à travers toutes les consignes données aujourd’hui. Voilà pourquoi l’argent (verset 34) comme le service (v. 33) développe ici la première consigne de l’amour (v 32)

Et nous ? Déjà plus haut, nous étions interrogés sur notre capacité à user de nos biens pour faire le Bien. Maintenant, c’est tout simplement notre rapport à l’argent qui est questionné. Est-ce que notre argent sert nos amitiés, notre amour ou est-ce que nos amitiés et amour sont conditionnés à une certaine rentabilité, ou au moins à ne pas interférer sur notre niveau de richesse ? Pouvons-nous facilement intégrer la question de l’argent à nos projets de sainteté, ce qui indique un argent utile à faire du bien, ou bien refusons-nous d’associer les deux questions (argent et sainteté) ce qui semble faire de l’argent plus un obstacle ou une zone encore non sanctifiée de notre vie ?

35 Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour.

Du paradoxe du début qui est repris ici, nous passons à une invitation plus forte celle de la gratuité totale. Ne rien espérer en retour c’est se donner complètement comme le Christ en Croix qui donne sa vie pour ceux-là même qui sont en train de le refuser, de le condamner et de le tuer !

Et nous ? Pouvons-nous prendre cette phrase pour en faire la maxime d’un examen de conscience ? Il y a sûrement déjà beaucoup de choses qui ont progressé dans nos vies sur l’amour, le service et la gratuité. Les découvrir, c’est reconnaître l’action de la grâce de Dieu en nous, c’est l’occasion de nous émerveiller et de dire merci. Il y a sans doute encore de zones d’ombre dans ces domaines, les découvrir serait le premier pas vers la conversion et la purification… Y sommes-nous prêts ? alors allons-y !

Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut,

Cela semble contradictoire : il ne faut rien espérer pour avoir une récompense ? Mais la logique est simple : nous n’espérons rien des hommes à qui nous donnons (gratuité) mais tout de Dieu qui se donne à nous (foi, espérance et charité).
La béatitude nous faisait déjà entrer dans cette logique :
09 Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu. (Mt 5, 9)
Et la prière sacerdotale du Christ nous emmène dans la même direction :
15 Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; je vous appelle mes amis, car tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître.
16 Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et établis, afin que vous alliez, que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure. Alors, tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donnera.
17 Voici ce que je vous commande : c’est de vous aimer les uns les autres.
18 Si le monde a de la haine contre vous, sachez qu’il en a eu d’abord contre moi.
19 Si vous appartenez au monde, le monde aimerait ce qui est à lui. Mais vous n’appartenez pas au monde, puisque je vous ai choisis en vous prenant dans le monde ; voilà pourquoi le monde a de la haine contre vous. (Jn 15, 15-19)
Nous ne sommes plus serviteurs mais amis (on passe du service à l’amour) et amis du Fils au même rang que lui (par la grâce de Dieu non par nos mérites) car il nous a redit « tout ce qu’il a entendu ». Nous pouvons tout demander au Père, nous sommes dans le même statut que le Fils… Et là encore le contraste entre le monde des hommes et le monde des disciples est bien établi : le disciple est au-delà du monde.

Et nous ? Pouvons- nous prendre un peu de recul, un instant de silence émerveillé et contempler à quoi Dieu nous appelle, jusqu’où Il nous entraîne : devenir fils dans le Fils et avoir accès au Père pour l’éternité !

car lui, il est bon pour les ingrats et les méchants.

Tout cet Evangile est décidément construit sur des antithèses. Ici Saint Luc oppose la bonté du Seigneur avec l’attitude des hommes « ingrats et méchants ». Ce n’est pas la seule fois. Ainsi dans la parabole des ouvriers de la onzième heure, le maître de la vigne interroge :
“Mon ami, je ne suis pas injuste envers toi. N’as-tu pas été d’accord avec moi pour un denier ?
14 Prends ce qui te revient, et va-t’en. Je veux donner au dernier venu autant qu’à toi :
15 n’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mes biens ? Ou alors ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ?” (Mt 20, 13-15)
Il s’agit bien de donner et même de donner autant à celui qui a peu travaillé qu’à celui qui a beaucoup travaillé. Voici la bonté de Dieu qui ne donne pas en proportion des mérites mais gratuitement, car c’est une bonté divine. C’est bien ainsi que le Seigneur nous invite à aimer même nos ennemis.

Et nous ? Saurons-nous dépasser la justice sans la renier, par amour et don au-delà du raisonnable ? Ce n’est pas tant la quantité qui dépasse la raison mais l’universalité. Dieu ne nous donne pas plus qu’il ne faut mais il donne à tous tout ce qui leur faut, voilà la merveille ! Nous, nous donnons souvent trop à ceux que nous aimons au risque de les gâter, et pas assez aux autres au risque de les priver ou d’être injustes envers eux, mais Dieu nous invite à être tout à tous.

36 Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux.

Voici un nouveau thème qui nous permet, dans sa forme, de mieux réaliser, la progression du discours. Après avoir usé d’opposition, après avoir invité à regarder vers nos propres aspirations, le Christ nous indique clairement le chemin de l’imitation de Dieu : « comme votre Père ».
Nous devons nous séparer des hommes qui sont pécheurs en ne faisant pas comme eux ; nous devons faire le bien en découvrant en nous ce qui est bon et profitable, mais surtout nous devons regarder vers Dieu pour dépasser les limites humaines et tendre vers un amour plus parfait.
Les 4 béatitudes de saint luc reprennent des béatitudes de saint Mathieu : les pauvres, ceux qui pleurent les affamés (qui ne sont pas dits explicitement « affamés de justice » mais rien n’empêche de le comprendre ainsi) et les persécutés. Voici dans la foulée, sous une autre forme, venir la question de la miséricorde :
07 Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. (Mt 5, 7)
Si les béatitudes de Saint Matthieu nous invitent à la miséricorde pour obtenir miséricorde et donc à être heureux de ce bonheur, cette béatitude qui appartient à ceux qui vivent avec Dieu, en Dieu, le discours en forme d’injonctions (plus que de commandement au sens strict puisque l’invitation est justifiée et vise autre chose que la joie de faire ce que Dieu dit : recevoir une récompense) de Saint Luc nous tourne vers la miséricorde mais comme imitation du Père. Il s’agit de devenir semblables à Lui (non pas égaux, nous ne le pourrions pas) pour avoir part avec Lui. Au bout du compte, la forme est différente mais le fond est le même.

Et nous ? Comment cherchons nous à devenir de véritables témoins, de véritables images de l’amour de Dieu dans le monde ?

37 Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés.

Ces injonctions renvoient à leur tour clairement aux deux béatitudes de saint Mathieu sur la justice :
06 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. (Mt 5, 6)
Et
10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des Cieux est à eux (Mt 5, 10)
Si les béatitudes de Matthieu semblent plus claires, nous avons ici une dimension nouvelle : pas de jugement, pas de condamnation. En fait, la deuxième formule précise et fait comprendre la première. Le Seigneur nous parle ici de personnes. Nous pouvons user de notre intelligence pour juger de ce qui est bon ou mauvais, des circonstances, des actions et des événements comme bons ou mauvais, mais ce que nous ne pouvons et ne devons pas faire, c’est juger les personnes. Cela est réservé à Dieu. Si nous jugeons, nous serons jugés et comme pécheurs, nous serons sûrement condamnés car Dieu est juste.
Si nous condamnons nos frères, nous signifions ainsi la gravité du péché, comme pécheurs nous-mêmes, nous serons condamnés, mais si nous ne condamnons pas, nous montrons que nous pouvons, par amour, passer outre le péché de nos frères et Dieu dans son amour, passera outre notre propre péché :
08 Avant tout, ayez entre vous une charité intense, car la charité couvre une multitude de péchés. (1Pi 4, 8)
Si nous jugeons, nous ne sommes pas maîtres de la loi. Il n’y a plus alors aucune circonstance atténuante pour nos propres manquements et nous ne pourrons qu’être jugés par celui qui est le vrai maître et même l’auteur de la loi et plus encore celui qui lui donne sens et valeur : Dieu :
01 De même, toi, l’homme qui juge, tu n’as aucune excuse, qui que tu sois : quand tu juges les autres, tu te condamnes toi-même car tu fais comme eux, toi qui juges.
02 Or, nous savons que Dieu juge selon la vérité ceux qui font de telles choses.
03 Et toi, l’homme qui juge ceux qui font de telles choses et les fais toi-même, penses-tu échapper au jugement de Dieu ? (Rm 2, 1-3)
Et aussi
11 Frères, cessez de dire du mal les uns des autres ; dire du mal de son frère ou juger son frère, c’est dire du mal de la Loi et juger la Loi. Or, si tu juges la Loi, tu ne la pratiques pas, mais tu en es le juge.
12 Un seul est à la fois législateur et juge, celui qui a le pouvoir de sauver et de perdre. Pour qui te prends-tu donc, toi qui juges ton prochain ? (JC 4, 11-12)
Ainsi la justice dont il est question ici est surtout la capacité à laisser à Dieu ce qui revient à Dieu et à contempler dans nos frères ce qu’ils sont vraiment : image de de Dieu et fils de Dieu.

Et nous ? Sommes-nous prêts à reconnaître que le seul juste c’est Dieu ? Sommes-nous prêts à reconnaître en nos frères l’image et le fils de Dieu ? En d’autres termes, saurons-nous cesser de revendiquer entre nous la justice pour vivre la miséricorde et l’amour inconditionnel ?

Pardonnez, et vous serez pardonnés.

Nous sommes là encore tout prêt de la béatitude de la miséricorde, mais nous pouvons y ajouter celle de la douceur :
05 Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage. (Mt 5, 5)
Car être doux, c’est accepter les autres tels qu’ils sont et cheminer avec eux vers ce qui est le meilleur pour eux. Il y a donc bien nécessité de supporter leurs erreurs ou leurs limites en continuant de les aimer, c’est cela le pardon.
On doit aussi ajouter la béatitude des artisans de paix :
09 Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
En effet, pardonner c’est rompre avec le cycle de la violence que représentent la rancune, la vengeance, la volonté de se faire justice, voire de s’imposer à l’autre. Il s’agit donc bien de construire une nouvelle relation sans rapport de force mais avec de la patience et le désir d’aimer et de se donner… Pardonner, c’est donner une chance à la paix.
Ainsi les huit béatitudes sont bien présentes aussi dans le discours de Jésus relaté par saint Luc mais sous une forme différente de celle de saint Matthieu.

Et nous ? Comment vivons nous ces orientations si belles : pardon, douceur et paix ?
Il faudrait sans doute un développement trop long pour montrer ici combien les liens entre ces vertus ici proposées et les fruits de l’Esprit sont étroits mais il suffit sûrement de se les remettre en tête pour le réaliser au moins intuitivement :
22 Mais voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité,
23 douceur et maîtrise de soi. (Ga 5, 22-23)
Pouvons-nous choisir la vie dans l’Esprit pour en recueillir de tels fruits ? Comment appelons-nous l’Esprit à nous rejoindre, à nous guider ?

38 Donnez, et l’on vous donnera : c’est une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, qui sera versée dans le pan de votre vêtement ; car la mesure dont vous vous servez pour les autres servira de mesure aussi pour vous. »

On rejoint ici la comparaison entre nous mêmes et les autres, le fameux « comme toi-même » du grand commandement ou la règle d’or vue juste au-dessus : « Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux. » (Cf. v. 31). Le point de vue est ici inversé : ce n’est pas le bien que je désire, que je dois faire aux autres, mais c’est le bien que je saurai faire aux autres qui deviendra la mesure du bien que Dieu me fera. Ainsi s’établit une réciprocité qui n’est pas seulement la politesse ou la prudence des hommes car elle passe par Dieu. Des hommes, je n’attends rien, je leur donne tout sans attendre en retour ; ce qui vient est pur grâce, mais de Dieu j’attends qu’il me comble dans sa bonté à la mesure de ce que j’ai essayé de faire pour les autres. Ne nous y trompons pas, nous sommes limités et ce que nous faisons pour les autres est limité. Si nous comptons simplement sur une redistribution de ce que nous avons donné, nous ne recevrons qu’une grâce limitée. Mais si la réciprocité n’est pas avec les autres mais avec Dieu, tout change : « Seigneur j’ai fait pour mes frères, tes enfants, autant que j’ai pu, Toi aussi, fais pour moi, ton fils, tout ce que tu peux. » Et comme il peut tout, notre récompense est sans limite, infinie et éternelle, notre récompense c’est Dieu lui-même qui s’offre à nous.

Et nous ? Avons-nous conscience que Dieu n’a pas besoin de nous pour nous sauver mais qu’il a choisi de ne pas nous sauver sans notre coopération ? Pourrons-nous prendre au sérieux cette responsabilité qu’Il nous donne et ne pas briser ou réduire en nous l’élan de sa grâce par médiocrité, pusillanimité ou simplement paresse et mesquinerie ?

En guise de conclusion :
il serait bien difficile de vouloir résumer tout ce qui se trouve dans ce texte. Retenons en tout de même le commandement d’aimer gratuitement et sans mesure, la contemplation d’un chemin que Dieu nous ouvre où nos petits efforts et nos pauvres vertus ne sont pas tant la raison de notre salut que l’opportunité pour la grâce de Dieu de se déployer en nous et de nous sauver.
C’est bien de la Bonne Nouvelle du Salut et de l’amour de Dieu qu’il est question mais Dieu dans sa bonté a voulu nous associer si étroitement à son œuvre que nous pourrions croire que nos actions, même sous sa grâce, sont la cause de notre salut… Il n’en est rien ! Dieu donne gratuitement et nos cœurs ouverts, nos bonnes actions et tout ce qui pourrait être jugé bon en nous par Dieu (quoique nous soyons pécheurs) n’est en fait qu’une occasion de recevoir, de recevoir plus, de recevoir mieux la grâce de Dieu dont nous restons toujours indignes, dont nous sommes pourtant toujours plus les bénéficiaires car il nous aime au-delà de toute justice, au-delà de toute raison, au-delà de tout !

 

 
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